L’histoire commence bien avant la publication du chef-d’œuvre d’Albert Camus. Nous sommes en 1939, à Alger, dans la chaleur écrasante d’un après-midi d’été. Un fait divers banal, presque insignifiant, attire l’attention du jeune journaliste qu’est alors Camus : un ouvrier européen tue un Arabe sur une plage. Un coup de feu, une querelle autour d’un couteau, du soleil, du silence. L’affaire passe brièvement dans les journaux. Pourtant, elle marquera profondément l’écrivain.
Car ce meurtre, Camus ne le retient pas pour sa violence, mais pour son absurdité. Ce crime sans haine, sans motif clair, devient pour lui le symbole d’une condition humaine dénuée de sens. Il en fera le cœur de L’Étranger, publié en 1942, au cœur de l’Occupation. Son personnage principal, Meursault, tue “un Arabe” sur une plage d’Alger, sans raison véritable. “C’était à cause du soleil”, dit-il au procès. Cette phrase glaciale, déroutante, fascine depuis plus de 80 ans.
Mais ce que l’on sait moins, c’est que ce meurtre fictif s’inspire d’un événement réel. Des chercheurs ont retrouvé la trace d’un procès en 1939 à Alger, celui de Pierre Cordier, un métropolitain accusé d’avoir tué un jeune Algérien sur la plage de Bouisseville. Camus, alors reporter au journal Alger Républicain, avait couvert des affaires semblables : il observait comment la justice coloniale traitait différemment les Européens et les Arabes. L’injustice systémique, l’indifférence du tribunal, la distance morale — tout cela deviendra la matière de L’Étranger.
Le roman n’est donc pas un simple drame existentiel : c’est aussi une critique voilée du système colonial. Meursault est jugé moins pour son crime que pour ne pas avoir pleuré à l’enterrement de sa mère. Comme dans les tribunaux de l’époque, la vérité importe moins que les apparences. Le meurtre devient secondaire, presque accessoire, au profit d’un procès moral.
Des décennies plus tard, des historiens et écrivains algériens, comme Kamel Daoud dans Meursault, contre-enquête, donneront un nom et une voix à “l’Arabe” resté anonyme. Ce roman-réponse rétablit la part manquante de l’histoire : celle de la victime effacée.
Ainsi, derrière le chef-d’œuvre de Camus se cache un fait divers oublié, un reflet de la colonie, du soleil et de l’absurde. Et si L’Étranger continue de troubler, c’est parce qu’il parle d’un crime où le vrai coupable n’est peut-être pas celui qu’on croit.
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